HistoireÉhistoiresÉ Ç La
Roannaise È
Confrence de Charles Berg – Jeudi
27 mars 2014
D'emble, il faut bien hlas en convenir, la
roannaise nĠest pas un canon. Elle nĠa pas la silhouette lgante de la meusane, ni celle, plus en rondeurs, de la flamande, ni
mme celle, pourtant vaguement anorexiques, de la berrichonne, cĠest dire. Ses
courbes nĠont rien dĠmoustillant, et ses flancs sont raides comme la justice.
Quant – passez-moi le mot – son cul, il nĠest quĠangles et
artes. Pourtant, pour la servir, elle ne rclame pas moins de deux solides
gaillardsÉ Cela dit, pour le travail que lĠon attend dĠelle, elle est assez
bien foutue : la roannaise, finalement cĠest une caisse, un cageot flottant.
En fait la roannaise est [..] un bateau. Le bateau qui a permis la prosprit de Roanne pendant plusieurs sicles.
Darwin et Cuvier vont en bateau
Tout d'abord interrogeons-nous sur ce qu'est un bateau fluvial [É] une caisse flottante, avec plus ou moins de perfectionnements et d'amliorations. Il nat sur une rivire, voire sur une portion de rivire, en fonction de trois critres bien prcis :
1. Les
conditions de navigabilit de la rivire : une rivire rocheuse avec des
rapides n'engendrera pas le mme bateau qu'une rivire calme.
2. L'usage auquel le bateau est destin : service local, pche, transport de marchandises, de personnes, passage transversal (bac), etc.
3. Les matriaux disponibles localement : bois bien sr le plus souvent, mais aussi roseaux ou encore corce et peaux.
S'y ajoute un quatrime paramtre qui est lui-mme fonction de ces trois : la dure de "vie" attendue du bateau.
Ë partir de l, il est tentant dĠoser une comparaison entre le bateau fluvial et le rgne animal. [É] Non seulement le bateau fluvial volue tel une espce vivante, mais la terminologie propre lĠvolution animale sĠapplique sans problme celle du bateau fluvial. Ainsi nĠhsiterons-nous pas employer des termes tels que croisement, mutation, adaptation, mtissage, et bien sr hlas, extinction.
Alors osons et comparons. La grande famille des bateaux dĠun bassin versant correspondrait lĠchelon Ç ordre È dans la classification animale. Prenons un exemple en restant dans le domaine aquatique : sur la Loire le ftreau est au grand chaland ce que le dauphin est la baleine bleue dans lĠordre des ctacs. Ils ont en commun un air de famille qui saute aux yeux ainsi qu'un fonctionnement globalement semblable, mais prsentent aussi des diffrences dans les dtails ainsi que dans la taille.
Comme une espce animale, le bateau fluvial connat une volution faite de mutations et de mtissages successifs. Les mutations proviennent gnralement dĠun changement de conditions de navigation, par exemple lorsquĠune rivire sauvage est canalise avec des cluses ou que lĠon change de gabarit, il en rsulte une adaptation ces nouvelles conditions. Elles peuvent provenir aussi d'une volution technique dans la construction du bateau, notamment la motorisation et la substitution de l'acier au bois. Les mtissages, eux, ont lieu quand des mariniers de diffrents bassins se rencontrent, c'est--dire conscutivement lĠouverture des canaux de jonction, commencer par celui de Briare, de la Loire la Seine, ds 1642. Les conceptions volutionnistes de Cuvier et Darwin sĠappliquent ainsi parfaitement au bateau fluvial, sur une autre chelle temporelle bien sr : entre une gnration dĠun type de bateau fluvial et la suivante due un croisement ou une mutation, il ne sĠcoule gnralement que quelques dcennies.
Quel look pour la roannaise ?
İ Lithographie dĠEmile Noirot
Compte tenu de tous les critres dcrits plus haut, quoi va ressembler la roannaise ? Voyons d'abord comment sa conception va rpondre de manire satisfaisante aux quatre critres prcdemment voqus :
1. Les conditions de navigation
La roannaise est appele naviguer sur la Loire lĠaval de Roanne, c'est--dire une rivire plutt calme en gnral, mais avec de nombreux hauts-fonds, au lit changeant dĠune anne lĠautre, le plus souvent sablonneux ou gravillonneux, mais non exempt de rochers affleurant la surface. Ce sera donc un bateau assez lger, souple, et facilement rparable. La souplesse sera requise pour franchir les dangereux pertuis(1) du Loing de Montargis Moret-sur-Loing.
2. L'utilisation du bateau
La roannaise va transporter des marchandises
sur des parcours assez longs : de Roanne jusquĠ Nantes ou Paris (par le
canal de Briare). Pour que ce soit rentable, elle sera de grandes dimensions,
au moins vingt mtres de long sur 3,50 mtres 4 mtres de large, de faon
porter une quarantaine de tonnes. Elle sera quipe dĠune cabane servant dĠabri
pour la nuit aux mariniers. La taille ne sera, en dfinitive, limite que par
le gabarit des cluses du canal de Briare son ouverture en 1642 : environ 26
m sur 4,62 (2).
3. Le matriau de construction
Comme dans nos rgions le bois ne manque pas, ce dernier constituera le matriau de base de la roannaise.
4. La dure de "vie" attendue du bateau
Mais quelle essence ? Ce quatrime critre va tre dterminant dans ce choix. La roannaise tant un bateau usage unique, le bois choisi sera bon march et facile rparer : ce sera le sapin qui possde en plus les qualits de souplesse et de lgret, ce qui convient bien un bateau destin porter le plus de fret possible dans des passages pas toujours faciles, tels que les radiers des ponts. Le sapin va donner son autre nom au bateau, la "sapine"(3) ou "sapinire". Mais parfois entre dans sa construction le chne, pour les bords, auquel cas la roannaise se nomme aussi "chnire".
De plus, fabrique sur la Loire, la roannaise appartient tout naturellement la grande famille des bateaux ligriens, et en adopte certaines caractristiques structurelles :
1. La leve avant, assez prononce, qui permet dĠaccoster frontalement une grve, et le fond plat, la "sole", sont communs tous les bateaux de transport fluviaux, quel que soit le bassin (4). En effet, seul le fond plat permet au bateau de passer partout, et notamment sur les hauts fonds, avec un maximum de fret.
2. Les flancs du bateau, les "bords", sont constitus de "bords" (mot scandinave signifiant planche) assembls les uns avec les autres " clins", technique qui viendrait, elle aussi, de Scandinavie avec les Vikings. Elle consiste faire recouvrir sur un tiers environ une planche par la suivante, la manire des tuiles d'un toit. Cette technique, que l'on retrouve nanmoins sur la Charente et la basse Seine, est omniprsente sur la Loire. Elle apporte au bateau une souplesse que permet moins l'assemblage des bords "franc-bord", c'est dire chant sur chant.
3. Les
flancs de la roannaise, l'avant et l'arrire, sont quips d'"arronoirs", planches dcoupes en crmaillre
destines recevoir une extrmit du bton de marine tandis que l'autre est
fiche sur un obstacle de faon viter celui-ci. Cette manoeuvre, appele
"bournayage", a cot plus d'un doigt au
marinier malchanceux.
4. L'arrire du bateau est tableau et non leve. Ce grand tableau occupe toute la largeur de la roannaise, offrant une grande surface au courant qui va ainsi aider sa propulsion.
La leve avant et le tableau arrire sont percs chacun d'un trou destin recevoir un aviron de gouverne, appels respectivement la "patouille" et "l'empeinte".
Grement et treuil sont de peu d'utilit sur un bateau destin descendre une seule fois le fleuve et reprsentent du poids superflu, on s'en passera donc.
Tout le bateau, commencer par la sole et les bords, est assembl par chevilles sur des membrures grossirement tailles dans des branches de sapin. Cela le rendra plus facile disloquer, "dclinquer" (5), la fin de sa mission.
Au final, la roannaise, comme plus tard la ramberte, apparat comme une version bon march et simplifie du grand chaland de Loire.
Le bateau Ç usage unique È
La roannaise, comme ds le dbut du XVIIIme
la ramberte,
sont toutes deux des bateaux usage unique, effectuant une seule descente au
terme de laquelle ils sont, en principe, vendus comme bois de charpente ou de
chauffage. Ce concept, nĠest pas propre la Loire. On le retrouve par exemple
sur la Dordogne o ce bateau est le courpet,
construit Argentat. En revanche il nĠen est pas fait mention sur la Seine, le
Rhne et la Garonne. Ceci sĠexplique peut-tre par le fait que ces fleuves
portent chacun une ville importante, respectivement Paris, Lyon et Toulouse,
assez loin de leur embouchure pour justifier un trafic montant consquent, donc
des bateaux prennes. Sur la Loire, cette ville dominante est Orlans, proche
de Paris par voie terrestre mais aussi par voie dĠeau grce aux canaux de
Briare et dĠOrlans ouverts respectivement en 1642 et 1693. Nevers et Roanne
ont beaucoup moins dĠimportance, mais, avec Decize et Digoin, elles sont les
ports de chargement de quantits de produits (bois, vins, pierre, mtallurgie,
houille, aliments, etc.) destination des rgions de basse Loire ou dĠële de
France. Bref, leur trafic lĠexportation est bien suprieur leur trafic
lĠimportation, qui consiste en produits des colonies (sucre notamment) et surtout
en sel si important au temps de la gabelle.
İ Dcoration dĠune faence de Nevers
Si Orlans, qui est aussi le sige de la Ç Communaut des Marchands Frquentant la Rivire de Loyre et Autres Fleuves Descendant en Ycelle È, fonde au Moyen ċge, voit couramment les grands chalands de chne remonter jusquĠ elle, ces derniers remontent plus rarement Nevers, et a fortiori Roanne. Les conditions physiques de navigation de la rivire nĠy aident pas non plus : l'amont d'Orlans, dans le sens de la remonte, l'orientation de la Loire change progressivement de ouest-est nord-ouest-sud-est, puis franchement nord-sud, et les vents d'ouest ("vent de mar") et de nord-ouest ("vent de galarne") sont de moins en moins utilisables au fur et mesure que l'on remonte le fleuve. Pour remonter jusqu' Roanne, c'est le vent du nord, le vent "bizet" qu'il faut attendre. Et il n'apporte gnralement pas la chaleur. De plus, en amont de Nevers, la Loire est deux fois moins importante, n'ayant plus l'apport de l'Allier. La conjonction du bon vent et du bon niveau d'eau tant assez rare, les grands bateaux remontent peu frquemment jusqu' Roanne.
Pour que ce concept de bateau usage unique soit vraiment rentable, il faut que le cot de construction de telles embarcations soit le plus lger possible, dĠo lĠemploi dĠun bois bon march qui se renouvelle vite, le sapin, dont nous avons vu plus haut les avantages.
Deux bateaux mre et fille
La date d'apparition de la ramberte nous est bien connue : 1704, par suite du droctage des gorges de Villerest par la compagnie La Gardette pour le compte du duc de la Feuillade, seigneur du Roannais, droctage qui permet dsormais de descendre la Loire depuis la Noirie, et mme parfois Vorey. "L'acte de naissance" de la roannaise est plus difficile dterminer, vraisemblablement au Moyen-ċge [É]. Mais c'est le lot de la grande majorit des bateaux fluviaux, issus le plus souvent de nombreuses gnrations, de bateaux de l'poque gallo-romaine, eux-mmes descendant de bateaux bien plus anciens.
Ë l'aval de Roanne, le bateau ne trouve plus
d'obstacles aussi srieux que les gorges de Villerest, aussi n'est-il nul
besoin d'attendre le dbut du XVIIIme , comme pour la ramberte, pour faire apparatre notre roannaise. Ce bateau
usage unique contribuera largement la prosprit de Roanne sous l'ancien
rgime, rle qu'elle transmettra aux bateaux de canal ds lors que ce dernier
sera ouvert en 1838.
L'exprience des charpentiers de bateaux l'ore du XVIIIme explique pourquoi cĠest l'un d'eux, un certain Robelin, de Melay, que lĠon fait appel en 1704 pour concevoir des bateaux qui partiront de Saint-Rambert. Robelin a certainement transpos Saint-Rambert ce quĠil faisait dj Roanne, en lĠadaptant pour la navigation dans les gorges de Villerest, c'est--dire avec des dimensions infrieures.
Ainsi, ramberte et roannaise sont aussi apparentes que peuvent lĠtre une mre et sa fille.
La destine des sapines roannaises et rambertes
Ë la fin de sa "mission", que devient la sapine, ramberte ou roannaise ? Dj, la ramberte, son arrive Roanne, peut recevoir le chargement de la moiti d'une consoeur: deux bateaux repartiront ainsi avec le chargement de trois dont un qui restera sur place. Au besoin, la ramberte recevra quelques rafistolages, et notamment l'on va rparer ses bords clins qui ont souffert dans les gorges de Villerest. On appelle cette opration "reclinquer", qui donnera naturellement le mot courant "requinquer".
Cela permettra au bateau de continuer son
voyage vers l'aval. Rambertes et roannaises partent
de Roanne accouples les unes aux autres, ce qui permet de rduire le personnel
bord, et ainsi de multiplier les bateaux. Patouille et empeinte
sont supprimes au profit des btons de marine et d'une piautre
l'arrire, grand gouvernail safran triangulaire et axe de rotation oblique,
dont on trouve de nombreux quivalents sur les bateaux exotique d'un peu tous
les fleuves du monde, commencer par le Nil des Pharaons.
Ë la fin de leur voyage, que ce soit Saumur, Angers, Nantes ou Paris, les sapines sont en principe disloques, "dclinques" comme nous le disions plus haut, grce l'assemblage par chevilles qui rend ce travail facile. Le bois sera vendu comme bois de chauffage ou de charpente, ce qui vaut de retrouver frquemment des bouts de bateau dans les charpentes des maisons angevines ou nantaises. Mais la destruction du bateau n'est pas systmatique : si par chance il est arriv dans un tat encore correct, le bateau survivra quelque temps comme bateau de service local, toue sablire par exemple, ou sera rutilis la remonte comme allge la queue d'un train de bateaux. Ainsi est le marinier : tant que le bateau flotte, on l'utilise, on l'use jusqu' la corde.
L'apoge et le dclin
Les sapines font les beaux jours de la marine roannaise jusqu'au milieu du XIXme et connaissent leur apoge en 1846, prcisment l'anne de la grande crue catastrophique que commmorent encore de nombreuses plaques Roanne. Mais moins de vingt ans plus tard, elles ont quasiment disparu, clipses par le chemin de fer dj trs agressif, et surtout les bateaux du canal qui peuvent naviguer 10 11 mois par an, en portant chacun 150 tonnes.
Conclusion
La roannaise ? Un bateau certes pas trs beau, voire carrment fruste. Mais dont Roanne n'a pas rougir car la ville lui doit ses plus belles heures de prosprit dans des conditions pas faciles.
Charles Berg
Glossaire
(1) Un pertuis est une ouverture pratique dans une chausse de moulin pour laisser passer les bateaux. Il s'appelle aussi porte marinire, passelis, navire, portereau, portineau, etc. C'est l'anctre de l'cluse sas.
(2) Ce gabarit est trs proche de celui des canaux bretons actuels. Il passera 31 m sur 5,200 m dans les annes 1830.
(3) Le nom de "sapine" s'applique aussi un bateau du canal du Midi, mais prenne celui-l, et bien plus labor que nos roannaise et ramberte.
(4) Dire d'un bateau de fret fluvial qu'il est fond plat tient du plonasme : c'est une obligation.
(5) ... qui a donn le mot "dglinguer".
Charles Berg a eu lĠamabilit de nous transmettre le texte de sa trs intressante confrence. Les A2MR le remercient vivement ainsi que les responsables de la mdiathque qui nous ont accueillis.